ARTS VISUELS/ PLASTIQUES

L'origine de l'hyperlien

Publié le jeudi 19 septembre 2013 12:55 - Mis à jour le jeudi 5 décembre 2013 14:45

Le manuscrit que nous présentons dans une vitrine à réalité augmentée pour l’exposition «Le lecteur à l’oeuvre» est une copie du XIVe siècle produite à Bologne d’un texte juridique de l’empereur byzantin Justinien Ier. Sa décomposition révèle d’étranges surprises et nous invite, comme pour le Guido delle colonne à un voyage dans le temps. Je me base pour ce billet sur le texte de Valérie Hayaert (à paraitre dans le livre le lecteur à l’oeuvre chez Infolio) qui s’appuie elle-même sur certaines conclusions d’Élisabeth Pellegrin (1982, pp. 195-198.). Et toujours un grand merci à Radu Suciu qui me guide dans la compréhension dans ces mondes des manuscrits médiévaux. 

L’empereur Justinien a opéré au VIe siècle un grand travail de réorganisation législative. Au fil des siècles, les différents régimes avaient complexifié le droit romain primitif. Les juristes du Justinien ont procédé à une simplification, une modernisation et une uniformisation du code juridique de l’empire. Ce nouveau code a subsisté pendant de nombreux siècles comme base du droit. La page que nous présentons se présente sous la forme d’une mise en page complexe, comportant de multiples blocs de textes. Le texte juridique de Justinien est au centre de la page, présenté en deux colonnes. Le texte est accompagné de lettrines, mais surtout plusieurs signes qui, dans les marges, viennent aider la lecture.
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Pointeurs

En marge de la première colonne, une petite main, ou manicule, a été dessinée pour souligner un passage important.

Manucule

Ce signe calligraphique était fréquemment utilisé dans les manuscrits au Moyen-âge. Voytek Bialkowski, Christine DeLuca et Kalina Lafreniere proposent dans l’entrée "Manicule" du site Archbook de l’université de Toronto (Merci à Radu Suciu pour le lien) plusieurs exemples de ces petites mains. Ici sur un texte grec.

manicule-2

Là sur une partition

 

manicule-3

Dans les premières décennies de l’imprimerie, les typographes adaptèrent le signe pour l’inclure dans les nouveaux livres.

manicule-4

Dans tous ces cas, la manicule joue le rôle d’un outil intellectuel qui favorise la mémorisation et aide la lecture du texte.

Au XIXe et XXe siècle, la manicule a été adaptée sous la forme de caractères d’imprimerie standardisés pour la publicité.

manicule-moderne

Prolongeant la filiation, Bialkowski, DeLuca et Lafreniere  considèrent qu’il s’agit de l’ancêtre des pointeurs utilisés dans les interfaces informatiques.

 

Smileys

En marge de la seconde colonne du texte juridique, un visage de profil est dessiné.

tête

Le copiste a peut-être suggéré qu’il faut marquer ici un temps de réflexion ou éventuellement son désaccord avec le contenu de ce passage. Nous pourrions considérer que ce type de visage est l’ancêtre de nos actuels « smileys ».

smiley

Rappelons que la lecture silencieuse n’existait pas à cette époque. Il était alors courant d’ajouter des indications pour guider la gestuelle ou l’intonation de l’orateur. C’est de nouveau un geste de lecture qui a pour fonction de modifier à la fois la perception et l’expression du texte. Le smiley trouve ici son origine dans une technique de l’oralité, dans un contexte où expression orale et art de la mémoire sont intimement associés.

Comme pour les manicules, le smiley fait des apparitions typographiques dans la presse au XIXe siècle par exemple dans ce numero du 30 Mars 1881 de  Puck magazine (reproduit dans le livre 100 diagrams that changed the world.

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David Crystal dans son analyse de l’utilisation contemporaine des smileys analyse le nouveau rapport à l’oralité que ces signes ont introduit dans le discours écrit (Crystal 2001, p. 38-39). Il est intéressant de voir que ce lien avec l’oralité trouve en fait ses racines dans d’anciennes pratiques médiévales.

Hyperliens

Justinien considère que le nouveau code publié en 533 est parfait et il interdit expressément tout commentaire des nouvelles lois ainsi présentées. Mais malgré l’interdiction, les copistes ont entouré le texte du digeste par les commentaires de François Accurse, grand juriste toscan. Il faut en effet adapter les textes anciens du droit romain à la situation du moyen-âge. François Accurse est d’ailleurs considéré par les Florentins comme un des citoyens les plus illustres. Il a sa statue dans le piazzale des Offices à côté de Dante ou Pétrarque, Boccace ou Amerigo Vespucci. Ses commentaires ont peut-être autant de valeur que le texte de Justinien lui-même.

Les commentaires sont associés au texte principal par un système de renvois basé sur des signes calligraphiques.

renvois

.

Beaucoup de signes différents sont utilisés

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D’autres lecteurs ont commenté les commentaires de François Accurse, soulignant parfois certains mots. Ils utilisent un second niveau de renvois et écrivent dans les espaces encore vierges de la page. Parfois, un troisième niveau de renvois est présent.

renvois-3-bis

Ce jeu de renvois rappelle le principe contemporain de l’hyperlien. Dans la généalogie « classique » de l’hypertexte, on a coutume de se référer aux travaux de Ted Nelson ou au texte « visionnaire » de Vanevar Bush qui en 1945 dans « As we may think » définissent le principe du fonctionnement du Memex. Des auteurs comme Buckland (1998) se sont attachés à corriger et prolonger cette généalogie officielle en retraçant la lignée technique plus loin jusqu’à Paul Otlet ou jusqu’au bibliothécaire allemand Shuermeyer. Mais il faut évidemment réinscrire la lente conception du principe de textes en réseaux dans une perspective beaucoup plus vaste, qui englobe l’encyclopédisme du XVII et XVIIIe siècle et trouve ses racines dans les nombreux manuscrits qui au moyen-âge développent des outils complexes pour articuler plusieurs niveaux de gloses. Pour reprendre les idées de Pascal Robert (2010), le manuscrit est déjà un volume, un conteneur dont il s’agit d’organiser les circulations. Ici, c’est au niveau de la page, en deux dimensions, que des dispositifs innovants permettant la circulation entre les textes sont mis en place.

Ainsi, pointeurs, smileys et hyperliens sont déjà d’une certaine manière présents dans les manuscrits du XIVe siècle. Ils correspondent à des usages conventionnels que les technologie de l’impression d’abord, puis de l’informatique viendront mécaniser et standardiser. Ce processus de régularisation des représentations régulées que Pascal Robert décrit dans son livre Mnemotechnologies (Robert 2010) et dont j’ai discuté les principes dans un article récent, How books will become machines (Kaplan 2012) donne un cadre pour penser cette évolution. Des formes conventionnelles sont d’abord mécanisées dans leur production (caractère typographique remplaçant les manicules manuelles) puis dans leur usage (système d’hyperliens à la base du web plus puissant, mais aussi plus contraint).

Dernière remarque : En bas à gauche de la page qui nous intéresse, un lecteur a fait un petit dessin représentant deux chiens, l’un en laisse tirant la langue et l’autre libre s’approchant.

chiens

Qui s’est permis de griffonner sur ce texte juridique ? Pourquoi dessiner deux chiens ? Valérie Hayaert a trouvé la réponse à ces interrogations.  En fait, l’illustration fait ici directement référence au contenu du texte juridique. Le passage traite en effet de l’obligation pour le propriétaire d’un chien de le tenir en laisse dans les lieux publics. Même les graffitis procèdent ici d’une didactique.

Buckland, Michael. 1998. “What Is a Digital Document.” Document Numérique 2 (2).

Bush, Vannevar. 1945. “ As We May Think.The Atlantic, July.

Crystal, David. 2001. Language and the Internet. Cambridge University Press.

Hayaert, Valerie. à paraitre. “Fiche Sur Le Justinien.” In Le Lecteur à L’oeuvre. Infolio.
Kaplan, Frédéric. 2012. “ How Books Will Become Machines. In Lire Demain. Des Manuscrits Antiques à L’ère Digitale., 25–41. PPUR.

Pellegrin, Elisabeth. 1982. Manuscrits Latins. Bibliotheca Bodmeriana.

Robert, Pascal. 2010. Mnémotechnologies : Une Théorie Générale Critique Des Technologies Intellectuelles. Hermes Science Publications.

Sherman, William H. 2009. Used Books: Marking Readers in Renaissance England. University of Pennsylvania Press.

http://fkaplan.wordpress.com/2013/04/19/lorigine-medievale-de-lhyperlien-des-pointeurs-et-des-smileys/

avril 19, 2013