ARTS VISUELS/ PLASTIQUES

MICHEL BLAZY

Publié le jeudi 5 décembre 2013 15:00 - Mis à jour le jeudi 5 décembre 2013 15:00

Michel Blazy, "Mur de poils de carotte" (2000)

 

Michel Blazy est un maître de l’organique et de son évolution en live. Qu’il s’agisse de croissance ou de dégénérescence,  ses œuvres affichent le vivant tout en étant vouées à une éphémère prestation. Entre art et biologie, le monde de Blazy oscille entre poétique et politique.


Photogr. André Morin © Adagp, Paris

"Mur de poils de carotte" (2000)

Mode d’emploi, ingrédients : purée de carottes,
Purée de pommes de terre, eau, CD Rom documentaire
Dimensions variables
Frac Midi-Pyrénées, les Abattoirs, Toulouse
Inv. : 2001.2.22

 

Sur les murs d’une salle du musée, une étrange substance d’un orange marbré s’est emparée des cimaises. L’odeur, âcre et chaude, renseigne avant même le regard : la moisissure s’étend en pompons blancs duveteux, en tâches verdâtres explorant tout le camaïeu de la décomposition. La purée de carottes et de pommes de terre en voit des vertes et des pas mûres ! Ou plutôt… est un peu trop mûre…

 

L’œuvre de Michel Blazy est en réalité une petite recette. Pour la réaliser, l'artiste n’intervient pas, il délègue la réalisation aux agents du musée, et son évolution relève du seul hasard, du « laisser-faire » Duchampien. Ce que le musée achète, c’est un protocole, qu’un petit classeur expose en quelques croquis. Une purée de carotte décongelée est mélangée à des flocons de purée de pomme de terre, et la mixture est posée comme un enduit sur le nombre de murs souhaités.

 

Deux murs étaient présentés en 2002 et 2010 aux Abattoirs, lors des expositions "Des oeuvres à vivre" et "10 ans : un musée, un Frac, une collection", alors qu’aux Moulins Albigeois en 2002, pour l'exposition "Instant mashed patatoïd - Michel Blazy", deux pièces complètes en étaient recouvertes. Cette recette n’est pas secrète, et si elle est réalisée à grande échelle dans des lieux d’exposition, elle peut tout aussi bien être exécutée à domicile sur un support réduit. Reproductible à l’envi, le principe est celui d’une œuvre qui n’a pas de forme intangible, son évolution aléatoire et variable s’adapte partout. Ainsi l’école élémentaire Ernest Renan de Toulouse a-t-elle tenté l’expérience avec ses élèves en 2005, avec l'exposition "Le musée vient nous visiter", mais elle a également été réalisée à l’Université de Toulouse II - le Mirail en 2004, à l'occasion de l'exposition "Comme à la maison".

Pour enclencher le processus de l’œuvre (l’avarie de la surface), l’enduit de carotte doit être bâché immédiatement après sa pose. La mini-serre aide à créer un environnement humide et chaud (que l’artiste préconise par une hygrométrie à 70% et une température de 20°C), favorable au développement des moisissures qui viendront moucheter les murs. 

Et là commence la vie de l’œuvre. Contrairement à d’autres artistes qui montrent un produit frais gagné par la pourriture, Blazy l’utilise au moment de sa dégénérescence. En séchant ensuite, l’enduit de légume se rétracte et crée des fissures qui deviennent franches craquelures, et dont les débris chus au pied du mur doivent rester en place comme les témoins de la désagrégation en cours. Le Mur de poils de carotte est une mise en scène de l’éphémère en ayant lui-même une date de péremption, celle de la fin d’une exposition. Rien ne sera conservé, sinon des clichés documentaires de l’œuvre qui font partie de son protocole, et ainsi chaque reformulation de l’œuvre démontre à la fois sa singularité et son adhésion aux mêmes phénomènes biologiques et chimiques.

« Ça pousse, donc c’est vivant, un peu comme nous » (Propos des élèves de l'Ecole Ernest Renan)

Que doit-on voir dans ce délabrement de carotte : revient-on à la classique opposition du mort et du vivant dans une nouvelle forme de vanité ? Si dans la décrépitude progressive de l’installation il y a ce frisson de l’inéluctable, l’œuvre de Michel Blazy est loin de s’en contenter. Par ailleurs la sentence cartésienne revisitée par les jeunes élèves de l’école élémentaire Ernest Renan montre qu’ils ont tout compris… :

« Ce qui m’intéresse se situe du côté de l’être vivant, de sa fragilité aussi », déclare Michel Blazy.

Le Mur de poils carotte est une expérience qui fonctionne sur un mode autonome et vivant, évolutif.  Ce que revendique l’artiste, ce sont toutes les énergies imperceptibles et vibrantes qui animent l’œuvre, que ce soient les bactéries vivantes de la moisissure, proliférant, en constante expansion incontrôlable et instable, ou encore les phénomènes de dégradations globaux de la surface, dessiccation, transmutation, pourrissement microscopique, craquelure, jusqu’à la désagrégation totale.

Ces énergies sont le moteur d’un développement autogénérateur, à la fois biologique et scientifique, qui a suscité un rapprochement de la part de Pascal Pique avec l’autopoièse (Voir l'article de Pascal Pique, "A l'épreuve du vivant", in Michel Blazy, cat. expo., Albi/Toulouse, Cimaise et Portique/Les Abattoirs/CCAC Wattis Institute/Galerie ArtConcept, 2002, p. 58-63) , une notion formulée dans les années 70 par les chercheurs Francisco J. Varela et Humberto Maturana. L’autopoièse désigne un système capable de s’autoproduire en continu, tout en formulant une identité et une organisation distincte de celles son environnement. Elle serait ainsi une condition nécessaire et suffisante au vivant, et se définirait par l’autonomie, l’individualité et l’unité. La résonance avec l’œuvre de Blazy est indéniable mais on ne saurait réduire cette réalisation à l’illustration du concept autopoiétique. Il participe cependant de l’affirmation du vivant, et cela dans l’art, d’une œuvre en cours d’évolution et synonyme d’une expérience sensible.

Dans cette vie se couple une évidente et paradoxale énergie mortifère, mais plutôt que de voir dans le mur de carotte une œuvre en voie de disparition, il faut y voir ce qui est en cours et en devenir, sur son plan processuel. « Ce n’est pas parce qu’elles sont éphémères que mes pièces sont des symboles de mort. Elles sont aussi coriaces que fragiles. »

Fragile est le matériau choisi par Blazy : de la purée de légume ; et pourtant, comme il l’explique, elle se met au service d’une œuvre coriace, résistante, et qui développe son propre métabolisme. Puis fragile redevient le matériau, en se crevassant, en gerçant. Ce vocabulaire épidermique convient bien à la description de l’œuvre, car le Mur de Poils de Carotte « incarne » une forme de vie, devient lui-même un être vivant. Le « Poil » de carotte, s’il n’est pas un clin d’œil au héros littéraire François Lepic, imaginé par Jules Renard, peut être vu comme une périphrase pour désigner la moisissure… et insister sur le caractère potentiellement charnel de la mixture. Comme une membrane animale ou humaine, elle revêt un pelage, ou une robe parfois semblable à celle d’un daim, puis se durcit, se parchemine en séchant, et devient plutôt carapace ou dos de pachyderme, voire même écorce agonisante.

 

« Mon travail a un rapport au vivant, pas à la nature. Chacune de mes sculptures est comme un être que je mets au point, et que j’observe dans différentes situations. Je vois davantage de liens de mes pièces avec la science-fiction qu’avec la nature. »

Cette précision finit de sceller l’association faite à un être animé de vie, tout en nuançant ce rapport. Il le limite à une simple analogie d’organicité et non à une réflexion sur le monde naturel et ses contacts avec l’homme culturel. Si carottes et pomme de terre sont choisis, ce n’est en tout cas pas pour engager une dialectique avec la nature ou présenter des convictions écologiques. 

Toute la démarche de Michel Blazy le confirme, car plutôt qu’une œuvre qui aurait la valeur canonique d’une allégorie de la nature et de son organisme interne, le nouveau genre d’art pariétal que représente le Mur de poils de Carotte est répété dans plusieurs œuvres, en recherchant des effets et des réactions différents selon les matériaux que l'artiste utilise, comme une vie différente des ingrédients mis en jeu. Le Mur de Brocoli (2000) et le Murs de double concentré de tomates sans sel (2007) sont élaborés selon la même évolution que celui de carottes, voués à moisir et craqueler en petits éclats desséchés, mais en faisant resplendir cette fois la couleur verte ou un intense rougeoiement sur les cimaises.

Le Mur de Pellicule (2002), quant à lui constitué d’agar-agar et parfois d’un colorant alimentaire, et le Mur qui pèle (1998), fait de riz et de farine mélangés à de l’eau, sont l’expérience isolée d’une mue plutôt molle du mur, qui s’écorce finement et semble tomber en ruine sous nos yeux.

Mur de double concentré de tomates sans sel (2007) ; Photogr. Droits réservés © Adagp, ParisMur de double concentré de tomates sans sel (2007) ; Photogr. Droits réservés © Adagp, ParisMur de pellicules (2002) ; Photogr. Droits réservés © Adagp, ParisMur qui pèle (1998) ; Photogr. Droits réservés © Adagp, Paris

Une dimension plastique et matériologique est donc indéniablement au cœur de la pratique de Michel Blazy. Ses préoccupations ne concernent pas un discours sur le monde naturel, bien que ses œuvres exploitent en quelque sorte sa structure. Ses réalisations sont vivantes comme des organismes singuliers, et se redéfinissent plastiquement à chaque instant, à chaque présentation, à chaque variation, chaque lieu d’exposition, à la façon dont une partition musicale vibre et transmet une émotion différente selon le virtuose qui l’interprète.

« On dirait un coucher de soleil, un champ, des morceaux de feu, de forêt. La planète à plat ou Mars avec des cailloux » (Propos des élèves de l'Ecole Ernest Renan)

Lorsque Blazy crée cette œuvre, ouvrage culturel et artificiel, qui se comporte comme un être vivant muant et mouvant, on dépasse la distinction entre naturel et artificiel pour une œuvre qui mêle indiciblement les deux. Et si on bascule un peu plus dans l’artistique, on peut considérer que ce que Michel Blazy nous propose de regarder est un nouveau genre de paysage. Ce n’est pas un paysage en tant que peinture de surface ou des apparences, car ce qui est montré de la nature est plus biologique et interne.  Mais après tout, des éléments naturels s’exposent, certes d’une façon incongrue, au sein d’un paysage abstractisé sous forme de monochrome, comme un panorama de couleur parsemé de tâches. Une dimension importante pour considérer une telle œuvre comme un paysage est le regard. Et de fait, deux formes observables se mêlent dans une telle œuvre : d’abord une forme organique, phénomène microbien en développement  qui fait plus du spectateur un biologiste attentif, et une seconde forme plus artistique qui tend à considérer l’aspect esthétique (et toujours personnel) qu’inspire le résultat de cette mutation de légumes. Le regard posé sur l’œuvre peut donc être celui d’un esthète sur les variations colorées d’une création artistique. Et le choix des carottes par l’artiste est surtout un choix visuel, pour susciter cette flamboyance que les enfants ont si bien su évoquer…

Cependant, l’œuvre incite plus à la contemplation qu’au simple coup d’œil, considérant par exemple les dimensions et la temporalité longue dans laquelle s’inscrit son évolution. En ce sens, le Mur de poils de carotte n’entre pas en conflit avec la limite du musée ou de la galerie malgré son originalité : il exacerbe le statut primaire et sacré de l’œuvre d’art exhibée à des fins contemplatives.

« Ça pue, ça sent mauvais, ça sent le pain » (Propos des élèves de l'Ecole Ernest Renan)

Mais si la contemplation mène parfois au sublime, la valeur esthétique que l’on peut conférer à cette œuvre se trouve toujours en contradiction avec l’aspect répulsif des effluves aigres et enveloppantes qui se répandent dans l’environnement de l’installation. Il est pourtant intéressant – et rare – de solliciter l’odorat dans la création contemporaine. Peu d’artistes exploitent fragrances et pestilences, mais peut-être est-ce l’héritage de la philosophie, qui a longtemps répudié la qualité olfactive de nos naseaux. Considéré comme un sens animal, archaïque, Emmanuel Kant a même qualifié l’odorat de sens ingrat, dont le développement était inutile parce qu’il n’apportait rien à la connaissance. Il le jugeait par ailleurs incapable de servir un art, et source de davantage de désagréments que de plaisirs. Si l’émanation n’est effectivement pas ici pour notre délectation, l’odorat nous permet malgré tout de reconnaître le phénomène de pourrissement les yeux fermés…

Mais ainsi contrebalancé par la vue et la possible valeur esthétique qu’elle procure, le moisi, immanquablement identifié en tant que tel, peut-il être considéré comme beau ? Peut-on tomber sous le charme de ce qui nous révulse ? La question reste ouverte et rend l’équilibre entre dégoût et attraction instable. Il demeure cependant une forme d’art total en ce que l’œuvre convoque tous nos sens. La vue et l’odorat paraissent désormais évidents, mais il s’agit aussi du goût, de la mémoire gustative dans l’utilisation d’aliments à la saveur connue, et du toucher par la chaleur et la moiteur de l’atmosphère, ou l’apparente douceur des duveteuses fourrures vertes et blanches.

Ce Mur de poils de carotte est en tout point de vue une expérience physique, non seulement dans la mobilisation d’une lecture sensorielle, mais aussi dans l’engagement nécessaire du spectateur. Etant donné que l’évolution de la matière est au cœur du principe de l’œuvre, la durée est nécessaire à la captation des mutations qui s’y opèrent. C’est une durée qui s’étend sur tout le temps de l’exposition, mais les changements sont imperceptibles en une seule approche, tant ils adviennent à une vitesse fondamentalement plus lente que celle de l’homme.

« Mes installations enregistrent d’une manière ou d’une autre ce qui leur arrive ; le temps qui passe et le reste. […] Ce qui m’intéresse, c’est de mettre le collectionneur ou le regardeur devant une échelle  de temps différente de la sienne ».

La compréhension de l’œuvre suppose différents passages, différentes observations espacées dans le temps pour constater la morphogénèse en cours. Un engagement physique est donc attendu de la part du spectateur pour pouvoir expérimenter pleinement le passage du temps qui ride petit à petit le mur de carotte, et pour pouvoir se placer face à une temporalité différente de celle de son existence, au mouvement plus lent, mais au dénouement plus rapide et tout aussi inexorable. Vanité, es-tu là ?

Une histoire de réfrigérateur

Une purée de carottes…surgelée et des pommes de terre… en flocon. Les matériaux-ingrédients de la petite recette du Mur de poils de carotte en appellent directement à l’aliment et au consommable. Mais ils sont mis en scène dans une seconde vie, en dehors de nos assiettes… et de notre appétit.

« On peut tenter de relier le cosmos avec son réfrigérateur si l’on observe ces produits après leur date limite » nous dit Michel Blazy. En ce sens, il nous rappelle que même si la surface de carottes et de pommes de terre efflorescente est réalisée à partir d’aliments issus de notre habituelle consommation, lyophilisés, empaquetés, pasteurisés, leur constitution provient de produits qui n’échappent pas aux lois universelles de la biologie. Dans cette mutation, dans ce retour de ce qui a été conçu culturellement (que ce soit la purée de carottes et de pommes de terres, ou encore le concentré de tomates) à une réaction de l’ordre naturel, le contrôle par des normes de conservation qui aurait voulu être imposé par l’homme est détruit, et produit l’inattendu. « Ce qu’il y a derrière tout cela, c’est peut-être la domesticité et le conflit avec le sauvage, et comment une matière absolument ordinaire peut à un moment donné basculer dans quelque chose qui est pour nous presque inquiétant. (…) Toutes les choses que l’on connait si bien peuvent soudainement se révéler étrangères ». N’y aurait-il pas un peu d’une inquiétante étrangeté freudienne, l’unheimliche désignée la frayeur qui «se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières»… ? C’est en tout cas une décontextualisation imprévue qui ouvre à tout un monde imaginaire suscité par ces ingrédients tombés dans un usage abstrait. 

Mais ce rapport aux aliments dans une forme de transgression peut être considéré au-delà d’une mise à mal des repères et des connaissances supposées que nous en avons. Michel Blazy l’expérimente parfois dans une version plus politique. Il réalise par exemple des lasagnes gigantesques et parfaitement illusionnistes (Une part de lasagnes al forno à emporter, 2012), ou des parts de pizza al taglio (Junk Garden : champs de marguerites, 2012) posées au sol comme on a pu le voir durant l’exposition "La vie des formes" en 2012 aux Abattoirs. Les matériaux utilisés ne sont cette fois absolument pas organiques puisqu’il s’agit de colle à papier peint et de polystyrène extrudé qui intègrent les mêmes colorants alimentaires et produits olfactifs (la saveur « fromage fondu ») que dans nos plats de malbouffe. Le design culinaire, destiné à nous séduire, et l’introduction de l’industrie dans l’alimentation sont alors indéniablement remis en question.

 

Face à la découverte du matériau alimentaire dans sa floraison malsaine,  le spectateur pourra d’une part remettre en cause ce qui d’ordinaire le fait saliver, à la façon dont procède la série des « Débordements domestiques » qui vient d’être évoquée, mais également, dans un rapport moins direct de l’homme à la nourriture, revoir sa copie sur le gaspillage massif d’une société de consommation opulente et grasse. « Il gaspille de la nourriture, il y en a qui n’ont même pas à goûter !» nous dirons les élèves de l’école primaire Ernest Renan. Une société dont tout le fondement de l’œuvre de Blazy prend le contrepied. Au rythme de vie à la vitesse effrénée s’oppose une léthargie de l’œuvre, en quasi-stagnation, et son caractère destructible et « inexposable » en permanence contrariera sûrement le désir de possession matérialiste qui anime « le siècle de l’objet », ainsi que l’appelle  Gérard Wajcman.

Du mode de vie à l’assiette, la distance n’est pas très grande, mais la démarche de Michel Blazy, dans ses murs de légumes, est abordée avec plus de retenue quant à son aspect politique et critique que dans les « Débordements domestiques ». Sans pouvoir évacuer ces rapprochements générés par un débordement sémantique, soyons prudent de ne pas tomber dans l’excès de la systématisation.

Pérennité de l'éphémère

Malgré toute la polysémie de la péremption qui est mise en œuvre par l'artiste, « éphémère » ne serait pas un mot qui siérait  à son travail : « Ces expériences peuvent être refaites, à l’infini, en suivant le mode d’emploi. Dans cinquante ans, elles seront plus fraiches que bien des peintures d’aujourd’hui. Dans les collections, les œuvres périssent. Les miennes ne risquent rien : il suffit d’acheter les modes d’emploi, très faciles à reproduire par n’importe qui. Pour chacune de mes expositions, j’ai des assistants, qui apprennent comment faire. Plus tard, ils pourront refaire mes pièces. Je pourrais leur délivrer une sorte de diplôme… »

De quoi faciliter la tâche des conservateurs qui n’ont plus qu’à se préoccuper du petit manuel fourni par l’artiste. Le scénario de la déliquescence du vivant pourra alors être rejoué perpétuellement, et, paradoxalement incorruptible, invulnérable au temps, survivra même à la mort de l’artiste puisque la relève est assurée...

La folie du moisi ?

Si les turgescences champignonnesques ne constituent pas la seule iconographie des œuvres de Michel Blazy, certains artistes s’y sont penchés avec plus de dévouement. De la Cadaverina 15 de Miquel Barcelo aux vidéos de Sam Taylor-Wood, la décomposition en fascine plus d’un. On l’érige même parfois dans des photos à l’esthétique léchée chez Heiki Leis dans la série Afterlife, ou chez Klaus Pichler dans One Third. Se confronter à ce qui nous révulse, provoquer la séduction là où il n’y en a pas laisse penser que le moisi, le pourri, le dégueulasse font peut-être partie d’une réactualisation du paradoxe de plaisir...

 

Comment devant les choses « laides » est-il possible de dire « c’est beau » ? En philosophie, il s’agit de la question de la représentation en peinture, qui, au moyen d’une imitation parfaite du modèle, pallie à l’aversion que l’on peut avoir du sujet. Ainsi Boileau, très nourri d’Aristote, disait-il au XVIIème siècle qu’« il n’est point de serpent ni de monstre odieux / Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux, / D’un pinceau délicat l’artifice agréable / Du plus affreux objet en fait un objet aimable » (L’Art Poétique, 1674). Quand Pascal dénonce la peinture, c’est précisément parce que ce que l’on n’aimerait pas dans la réalité peut être admiré en peinture : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux » (Pensées, 1669).

L’art contemporain a su transgresser toutes les limites imposées aux catégories de l’art et tout matériau est rentré dans ses possibilités, jusqu’aux (à priori) moins esthétiques. Alors lorsque la représentation est supplantée par la présence physique de l’immonde, il faut de nouveaux artifices pour sauver notre admiration. Et en cela, Michel Blazy a peut-être su gagner le pari.